Tandis que le marin CMACGM tutoie les sommets, le Zurichois Crédit Suisse reste au creux de la vague, par Matthieu Bailly, directeur général délégué et gérant obligataire.
La saison des résultats touche à sa fin en cette première quinzaine de mars, fournissant très peu de surprises aux investisseurs obligataires, les rassurant la plupart du temps sur :
- La capacité des entreprises à compenser l'inflation par des hausses de prix
- Des chiffres d'affaires en ligne ou améliorant les prévisions prudentes proposées quelques mois auparavant
- Des niveaux de levier globalement stables ou en baisse.
Rien d'extraordinaire donc mais si cela peut parfois être pénalisant sur le marché des actions, le marché du crédit, lui, se satisfait aisément du fameux dicton « pas de nouvelle, bonne nouvelle », cherchant plutôt la stabilité, la pérennité et la prudence plutôt que les projets de croissance faramineux ou les fortes variations de compte de résultats.
Cette relative homogénéité et tranquillité du marché du crédit ne doit cependant pas cacher quelques points d'attention :
- Les entreprises qui avaient entamé une tendance de dégradation lors du Covid ont du mal à redresser la barre dans un contexte actuel (hausse des prix, hausse des taux, économie incertaine) qui risque d'accentuer les écarts entre entreprises solides et fragiles
- Les divergences sont fortes entre secteurs, marché (retail versus BtoB par exemple) mais aussi taille d'entreprise, un avantage très fort se dessinant au profit des grandes entreprises, plus diversifiées, aux marques plus puissantes, à la capacité de négociation en amont et en aval plus forte pour transférer les hausses de coûts dans les prix, aux accès au financement plus large et moins coûteux. On a ainsi pu voir des entreprises pétrolières se désendetter quasi totalement en une année, tout comme CMACGM qui a remboursé l'intégralité de ses obligations en circulation ces dernières semaines, passant d'une entreprise catégorisée high yield qui inquiétait les investisseurs en 2012 puis en 2016 par ses acquisitions massives et son endettement élevé à une entreprise à la dette nette (ajustée de ses investissements financiers liquides et sans risque) quasi nulle. Et de l'autre côté du spectre, on a vu certaines entreprises s'effondrer en quelques semaines, après une mauvaise publication.
- La hausse des taux d'emprunt, entre 8% et 11%, au lieu des 4% à 7% auparavant, peut rendre difficile les nouvelles opérations LBO et donc les reventes de LBO existants à de nouveaux fonds. Le roulement de la dette, habituellement effectué lors de ces cessions, pourrait dont parfois s'en trouver plus difficile. Fini les entreprises zombies et le roulement quasi automatique de la dette à perpétuité, il faudra désormais se concentrer plutôt sur le véritable argent, c'est-à-dire des cash flows opérationnels des entreprises, pour rembourser sa dette.
Enfin, nous signalerons cette semaine l'inquiétude grandissante autour de la banque Crédit suisse, à qui le régulateur américain, la fameuse SEC, a demandé des précisions sur ses ajustements de flux de trésorerie sur les années 2019 et 2020. S'il est beaucoup trop tôt pour en tirer quelques conclusions nous noterons tout de même les points suivants :
- Le management de la banque a considéré que cette demande de la SEC sur les comptes d'il y a deux ans, normalement révolus, nécessitait un report de la publication des comptes 2022, ce qui signifierait que l'impact de ces flux de trésorerie pourrait être important et jouer également sur le stock actuel de trésorerie.
- N'oublions pas non plus que 2020 était une année de volatilité extrême et que les variations ou ajustements de trésorerie ont pu représenter des montants colossaux, comme ont pu en témoigner, à l'époque, certains bilans d'assureurs ou même, plus proches de nous, certains portefeuilles d'actifs financiers. Que certains ajustements, mal vus de la SEC, concernent précisément cette année peut ainsi rendre les marchés beaucoup plus inquiets que s'il s'agissait d'une année lambda.
- Une telle alerte après les accidents récents de Crédit Suisse sur Greenshill ou Archegos sont susceptibles d'effrayer les investisseurs et de créer un sell-off durable sur les obligations de cet émetteur et une désertion des plus grands clients, notamment corporates. D'après le cite CNN, 111 milliards de Francs Suisses complémentaires ont déjà quitté la banque dans les trois derniers mois.
- Un nouvel accident sur les comptes après la publication de 7 milliards CHF de pertes il y a quelques semaines (et 1.5Md CHF en 2021) pourrait bel et bien finir de jeter le discrédit sur l'établissement.
Si Crédit Suisse avait finalisé une augmentation de 2 milliards CHF fin 2022, permettant de maintenir son ratio de fonds propres réglementaire CET1 à 14.1% (avec un objectif de maintien au-delà de 13% durant les prochaines années), les fuites de capitaux récentes ajoutées à d'éventuelles nouvelles dépréciations ou ré-ajustements pourrait contraindre la banque à de nouvelles opérations. Et les actionnaires suisses, bien que patients et ayant probablement à cœur de préserver l'image de leur système bancaire, pourraient bien finir par se lasser.
Ainsi, si nous restons convaincus que les obligations les plus sécurisées (obligations covered ou seniors preferred) de l'établissement helvétique, tout comme les dépôts et compte courants divers, resteront préservés coûte que coûte par l'établissement puis par le système bancaire suisse en dernier recours, tant la fiabilité des comptes et des dépôts représente le fonds de commerce vital du pays, nous n'investirions pas aujourd'hui sur les obligations subordonnées de la banque ou du groupe, en particulier les fameuses « CoCos », servant précisément de coussin de sécurité en cas de besoin de sauvetage d'une banque.
Pour rappel du principe et du fonctionnement des obligations subordonnées bancaires, les CoCos ont été créées à la suite de la crise bancaire de 2008, dans le cadre de la refonte totale de la réglementation bancaire, les fameux accords de Bâle I, II, II, puis IV. En 2008, la crise avait été si surprenante et si violente que les Etats avaient dû prendre à leur compte, que ce soit aux USA ou en Europe, les pertes des banques, soit par des nationalisations, soit par des « bad banks », soit par des aides directes : on avait appelé cela le « Bail-out » puisque les banques avaient été sauvées par un intervenant externe.
Parce que le coût financier, économique, social et politique avait été trop lourd et ne pouvait être toléré une seconde fois, la réglementation qui a suivi et a été mise en place durant toute la décennie 2010 avait pour objectif de passer de ce principe de « Bail out » à un principe de « Bail in », c'est-à-dire que les banques, en cas de difficulté, ne recevraient plus d'aide extérieure mais devraient avoir suffisamment de coussins pour se sauver elles-mêmes ; ont donc été créées des obligations subordonnées de divers rangs, (dites « bail-inable » parce qu'elles peuvent être mises à contribution en cas de difficulté), qui ne seraient pas remboursées en cas de problème, permettant à la banque d'effacer des dettes de manière automatique en cas d'atteinte de certains seuils de viabilité, voire sur simple décision du régulateur.
C'est essentiellement le niveau de fonds propres face à des engagements qui définit aujourd'hui, selon la réglementation, la viabilité d'une banque. Si le niveau de fonds propres dépasse un certain seuil à la baisse, certaines obligations subordonnées, en particulier les « CoCos » peuvent être, au gré du régulateur ou d'une simple application technique, simplement effacées et jamais remboursées ou converties en actions de la banque (qui en général, à ce moment-là, ne valent pas grand-chose, etc). Si cela ne suffit pas, ce sont les obligations de rang supérieur, Tier 2 puis senior « non preferred » qui pourront elles-aussi servir de coussin et être effacées.
C'est exactement ce qui arriva, en 2017, aux créanciers CoCos et Tier 2 de Banco Popular, établissement espagnol racheté ensuite par Santander, après une augmentation de 2.5 milliards d'euros en 2016, qui n'avait pas suffi. Vu le levier naturel des banques et les mécanismes autoréalisateurs d'un bank-run (fuite des capitaux en cas de défiance), les cas de préemption de la banque ou du régulateur sur les outils subordonnés ne laissent en général quasiment rien à l'investisseur. Dans le cas de Popular par exemple, les obligations les plus subordonnées ont été simplement effacées des systèmes et les investisseurs ont tout perdu.
Si Crédit Suisse est réputé plus solide que Banco Popular à l'époque, ses déboires récents et à répétition laissent une inquiétude prégnante sur le management de la banque. De plus, la Suisse n'hésiterait probablement pas à montrer que ses outils de régulation fonctionnent pour préserver les déposants, clés de voûte de l'économie du pays, quitte à sanctionner des investisseurs obligataires subordonnés, qui étaient mieux rémunérés précisément pour supporter ce risque. Ainsi, si nous n'augurons de rien pour le moment, nous considérons qu'il existe actuellement, à la faveur de la hausse des taux, suffisamment d'autres opportunités sur les obligations bancaires et corporates pour ne pas se positionner sur cet émetteur, voire l'arbitrer pour les investisseurs qui en détiendraient encore, tant le risque nous semble asymétrique.
De manière générale, si les obligations subordonnées bancaires sont actuellement une classe d'actif à privilégier dans un portefeuille, il est important de bien apprécier les mécanismes résumés ci-dessus et le fait que l'investisseur final porte en fait le risque extrême de la banque et le risque systémique du secteur : l'occurrence de ces risques est donc peu fréquente mais lorsqu'elle survient, les pertes sont massives. Ceci implique une analyse en profondeur des bilans et de la solidité opérationnelle de la banque (activité, process, contrôle), une connaissance de la réglementation bancaire et des spécificités locales mais également une grande réactivité dans la gestion au vu de la grande sensibilité de ces produits à de nombreux paramètres.
Actuellement, au sein des fonds Octo, un investisseur pourra trouver une part significative d'obligations subordonnées bancaires, que nous concentrons sur deux catégories :
- Les mastodontes du secteur comme BNP ou Santander, aux bilans larges et solides et ayant prouvé une résistance dans les crises passées.
- Les banques de réseau locales, très peu soumises aux aléas des marchés financiers, comme KBC, Rabobank, Crédit Mutuel, Volksbank Wien ou encore Banca Popolare di Sondrio en Italie et Unicaja en Espagne.
A Propos d'Octo AM
Créée en 2011 à l'initiative d'Octo Finances et adossée au groupe Amplegest depuis 2018, Octo AM est spécialiste de la gestion obligataire 'value'. S'adressant essentiellement aux investisseurs professionnels, qu'ils soient institutionnels ou patrimoniaux, Octo AM décline sa gestion au travers de fonds ouverts, fonds dédiés ou mandats avec un objectif permanent : rechercher les obligations offrant, selon le gérant, un rendement supérieur à son risque de crédit sur un horizon donné.
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